5 ans auparavant, Lise

Lise Wang travaillait dans une structure de rééducation spécialisée qu'elle avait créée, un centre dédié au traitement de patients souffrants de traumatismes physiques et psychologiques à la suite de graves accidents, d'attentats ou de faits de guerre. Lise avait mis sur pied cette clinique après avoir travaillé plusieurs années au sein d'organisations caritatives dans des zones déshéritées et secouées par des conflits au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. Cette partie de sa carrière avait pris fin dans un canyon d'Afghanistan. Leur véhicule avait malencontreusement rattrapé un convoi militaire au moment où celui-ci était stoppé par des tirs. Dans le vacarme terrifiant des armes automatiques, alors qu'ils sautaient dehors afin de se disperser vers l'abri relatif d'énormes éboulis, l'un d'eux avait déclenché une mine bondissante. Deux morts. Lise, gravement blessée par le shrapnel, devait sa vie sauve à la promptitude des secours. Elle connaissait donc bien l'autre côté du miroir. Elle mesurait l'importance pour ceux qui avaient été victimes de telles violences de trouver des structures où on ne s'occuperait pas seulement de l'urgence, mais aussi de la durée du traumatisme corporel et mental. Lise avait une qualification pluridisciplinaire en médecine, en sophrologie. Elle avait acquis une grande maîtrise pratique des méthodes modernes de remise en phase du cerveau et du corps et, grâce à cela, elle obtenait très souvent des résultats rapides sur des patients « qui avaient tout essayé », se créant du même coup un puissant réseau de drainage de clientèle auprès de nombreux confrères.

Lise était très menue comme peuvent l'être les femmes en Asie. Les mouvements de ses grands yeux noirs bridés, animaient son visage délicat aux pommettes hautes et encadré de longs cheveux noirs et raides. Souriante et active, elle portait des bijoux raffinés et des vêtements de marque qui mettaient en valeur sa silhouette d'adolescente. Il était difficile de soupçonner qu'elle approchait la cinquantaine. Elle faisait partie de ces femmes qui prennent soin d'elles et à qui la génétique et la minceur accordent cette chance. Elle parlait un anglais très british d'une voix douce, mais précise et délibérée, d'autant plus basse qu'elle avait acquis de ses interlocuteurs une attention soutenue. Elle plut immédiatement à Morgan, à cause de son minois sérieux et gentil à la fois, attentive et ouverte, compatissante sans sensiblerie, professionnelle sans froideur, et de son élocution chaleureuse et calme qu'elle accompagnait de gestes discrets, fluides et élégants, de ses mains aux longs doigts si souples qu'elle parvenait sans peine à les dresser presque à angle droit. La première consultation de Lise fut pour Morgan un évènement important. Pour la première fois, on l'incita avec intelligence et une bienveillance réelle à regarder sa vie sous un œil différent. Morgan expliqua ses brûlures et l'attente des greffes, parla de sa toux, de ses douleurs dans les articulations et le dos, les crampes, les fourmillements, de ses démangeaisons, des plaques sur sa peau, de ses crises d'angoisse, des traitements. Lise s'était mise dans ce mode de regard qu'acquièrent ceux qui sont confrontés aux handicapés, aux gens défigurés. Il faut les regarder sans les dévisager. Il faut faire attention de ne pas laisser apparaître sur son visage la moindre trace d'horreur ou de pitié.

Quand Morgan fut en position sur la table, Lise lui manipula les bras et les épaules avec soin en lui posant quelques questions :

— Connaissez-vous les effets secondaires de votre traitement actuel ?

— On m'en a vaguement parlé.

— La plupart de vos symptômes pourraient y être liés.

— Et alors ?

— Il y a des alternatives. Ce ne sont pas des techniques miracles, mais il existe des protocoles qui permettent de diminuer les dosages afin de réduire ce type d'effets secondaires.

— Ce sont d'autres médicaments ?

— Non, pas du tout. Il s'agit de votre propre système immunitaire. Il est possible d'influencer les mécanismes régulateurs de certains systèmes autonomes de nos corps, comme le système immunitaire. Dans ce centre, nous enseignons les techniques qui y donnent accès. Vous en connaissez sûrement certaines.

— Le Yoga ?

— Ah ! Vous voyez : vous en avez entendu parler. Le Yoga est la plus importante des sources empiriques qui sont les fondations de ces méthodes. En fait, le Yoga contient la plupart des bases.

— Et c'est efficace ?

— C'est aussi efficace que de respirer, quand c'est bien fait. Mais ce n'est pas que le problème du médecin. On peut vous apprendre les techniques. Cependant, ensuite, le résultat dépendra de vous. Dans ces protocoles, on diminue les doses très progressivement. On s'arrête quand on atteint la limite. Voudriez-vous aller dans cette voie ?

— Me le recommandez-vous ?

— Je vous le recommande chaudement.

— Comment cela se passe-t-il dans la pratique ?

— Nous avons dans cette clinique deux experts de la pédagogie de ces méthodes qui vont vous donner des cours théoriques et pratiques. On dit que c'est à peu près aussi compliqué que d'apprendre à jouer au golf, mais je vous avouerais que je n'y joue pas.

— Moi non plus.

— Votre bras directeur est le droit ?

— Oui.

— Vous avez un implant ?

— Comment le savez-vous ?

— Les mouvements des mains qui vont de pair avec l'utilisation des interfaces de commande virtualisée des implants provoquent des tensions assez caractéristiques du système musculo-squelettique. Je perçois que vous utilisez beaucoup votre implant. Il faudra travailler cela.

Lise fit allonger Morgan sur le ventre et commença à lui palper le dos.

— Morgan, c'est un nom de garçon, ou de fille ?

— Aux USA, d'où je viens, répliqua Morgan, ça peut être les deux.

Lise hocha la tête, elle avait perçu une androgynie, peut-être au-delà de l'absence totale d'attributs sexuels externes induite par les brûlures.

— Je vais vous poser des questions indiscrètes, mais très importantes pour m'aider à comprendre. Est-ce qu'il y a quelqu'un dans votre vie ?

— Non, répondit assez agressivement Morgan.

— Des enfants ?

— Non, répondit plus doucement Morgan.

— Des amis ?

— Non, soupira Morgan.

— Vous ne voyez personne depuis votre accident ?

— Non.

— Vous vous êtes demandé pourquoi ?

— Non. Enfin... si. Je n'ai pas envie de voir des gens.

Lise ne répondit rien à cela. Il arrivait souvent que les gens mutilés par un accident refusent l'image de leur corps sinistré que le regard des autres leur renvoyait.

— Quels sports pratiquez-vous ?

— Je fais de l'aviron d'appartement, de la musculation. Je nage, au moins une heure par jour.

— Très bien. Un sport d'endurance, comme la nage, c'est très bien. Mais il vous faudrait aussi un sport qui vous ouvre plus sur le monde.

— Que me recommandez-vous ?

— Il y a la course à pied, mais je trouve que le vélo est plus complet, surtout si vous roulez en groupe. Il y a aussi des aspects ludiques dans le pilotage et c'est aussi moins traumatisant pour les articulations. Surtout, le vélo donne une plus grande autonomie, vous verrez plus de paysage.

Ensuite, Lise se tu et Morgan se laissa envoûter par le contact de ses mains chaudes dans son dos, par les mouvements vigoureux qui semblaient aller chercher chacun de ses muscles, faire jouer chaque articulation. Morgan ressortit de la consultation de Lise sur un nuage. Cette nuit-là, le sommeil l'abattit dès sa tête posée sur l'oreiller, ce qui ne lui était pas arrivé depuis si longtemps que le souvenir d'un tel bonheur lui sembla effacé.

Alors, Morgan se mit à fréquenter l'institut Wang de façon assidue. C'était le premier endroit qui lui donnait l'impression d'apprendre et de progresser. Outre les cours, on pouvait s'y faire faire des massages dont Morgan découvrit qu'ils lui procuraient un bien-être très simple mais très réel, une amélioration très substantielle de sa vie, comme si le corps récompensait l'esprit qu'on s'occupe de lui. Et sa toux s'estompa.

Dans la pratique, les collègues de Lise s'occupaient de Morgan, et Lise suivait la progression à distance. Au début, Lise ne savait pas qui était Morgan. Ne suivant pas les programmes audiovisuels à la mode et étant peu attentive aux nouvelles en général, Lise avait raté l'évènement du crash du vol 345. Ce n'est qu'après avoir commencé à étudier le dossier de Morgan qu'une recherche sur le réseau avait fait découvrir à Lise que Morgan avait été aux commandes de ce fameux vol dramatique et miraculeux. Ensuite, Lise avait reçu le dossier transmis par l'ASI. Elle y trouva une photographie qui montrait un personnage en photo de pied, très beau visage, typé, anguleux, peau très noire, mince silhouette bien droite dans son uniforme. Le dossier détaillait la carrière de Morgan, et page après page, note après note, il n'était pas nécessaire de savoir lire entre les lignes pour comprendre qu'il s'agissait du dossier d'une personne exceptionnelle. En particulier, Lise comprit du passage de Morgan dans l'armée qu'on y avait apprécié sa capacité à ramener en un seul morceau les gens qu'on l'avait envoyé chercher, ainsi que son équipage et sa machine, quelle que soit l'adversité. Le dossier détaillait à ce titre un nombre d'actions d'éclat où Morgan avait sorti de l'eau des équipages entiers dans des conditions météorologiques épouvantables, ou encore avait extrait sous le feu de l'ennemi des hommes isolés par un mouvement de bataille ou la chute de leur appareil. Enfin, le dossier accumulait les félicitations quant à son aptitude à former des collègues et des équipages en général. Plus succinctement, le document relatait que Morgan avait subi des blessures à deux reprises, une première fois lors d'une attaque au mortier de son casernement dans un pays que le rapport omettait de nommer, et une seconde fois lors de la perte dans la jungle d'un hélicoptère sous son commandement. Cette deuxième mésaventure lui avait valu une décoration supplémentaire pour avoir contribué à tirer d'affaire son équipage dans des conditions particulièrement périlleuses. Au final, il ressortait l'impression que Morgan avait eu un parcours authentiquement héroïque de bout en bout, ce qui impressionna beaucoup Lise, à cause du contraste avec le personnage que Lise avait rencontré : tout à fait modeste et discret, quoique ni timide ni renfermé.

En fait d'héroïsme, Lise avait diagnostiqué chez Morgan, dans les premières minutes du premier entretien, une profonde dépression nerveuse, une de celles que ses professeurs et ensuite son expérience lui avait appris à redouter de la même façon qu'il fallait redouter une pneumonie ou un cancer : ces affections, si elles n'étaient pas traitées, avaient une capacité terrifiante à mener les gens droit au cimetière, soit directement par le suicide, soit indirectement par l'effondrement des défenses immunitaires.

Lise commença à s'impliquer personnellement dès les premiers jours, ce qui ne lui était arrivé que quelquefois dans toute sa carrière. Les gens d'expérience savent bien qu'il ne faut pas mélanger vie professionnelle et privée, surtout dans le domaine de la santé, où l'activité professionnelle s'immisce dans l'intimité du patient. En temps normal, Lise, en dehors de sa clinique, fuyait systématiquement ses patients. Avec Morgan, par contraste, elle s'engagea de façon beaucoup plus personnelle dans le traitement du cas, en commençant par lui donner les coordonnées de son club de vélo.

Ainsi, Lise et Morgan commencèrent à faire du vélo tout-terrain ensemble. Le club comptait une trentaine d'accros aux endorphines qui, comme Lise, accumulaient les kilomètres dans les collines derrière Santa-Maria, au moins autant parce qu'ils aimaient cela que pour garder la ligne. Morgan prit vite le rythme et retrouva Lise tous les deux matins avec le petit groupe de ceux qui pratiquaient en semaine à l'aube. Lors des premières sorties, Morgan se trouva à la traîne du groupe et Lise se sentit un peu obligée de l'attendre. Pourtant, Lise ne le vécut pas comme une corvée parce que Morgan se donnait de toute évidence à fond, et cela impressionna beaucoup Lise. En même temps, Morgan se mit à faire des progrès à une vitesse étonnante. Comme Lise s'en étonnait avec des félicitations sincères, Morgan souriait avec modestie et répétait : « j'ai toujours aimé le sport ». De façon indiscutable, Morgan bénéficiait d'un fond musculaire et articulaire d'athlète. Il lui fallait aussi jouir d'une capacité stupéfiante à acquérir les gestes techniques en un clin d'œil pour apprendre à une vitesse pareille. En même temps, Morgan progressait à grande vitesse dans les enseignements de la clinique et, grâce aux changements de son traitement, son état général s'améliorait rapidement.

Après un mois, Morgan s'acheta un vélo très haut de gamme, très léger, et se mit à s'entraîner encore plus, avec quelques autres, dont Lise. À partir de ce moment, inexorablement, Morgan commença à prendre le dessus. Son sens du pilotage exceptionnel et sa puissance explosive effaçaient les raidillons, les passages techniques et les descentes les plus dangereuses. Avec l'entraînement, Morgan acquit ensuite l'endurance et la vitesse. Encore quelques semaines passèrent, et le rapport de force s'inversa pour de bon. En outre, l'implant de Morgan lui donnait un avantage décisif dans la montagne : il lui était impossible de se perdre grâce à la localisation par satellite et la cartographie à haute résolution. Cela rendait l'exploration de nouvelles pistes plus facile. Du coup, l'acquisition d'un véhicule tout-terrain fut la conséquence logique de son désir de trouver plus de diversité que le sempiternel parcours du matin et ses quelques variantes. Ce pick-up correspondait à l'image très américaine que Morgan se faisait d'une auto. Mais surtout, il permettait d'embarquer jusqu'à six vélos afin de rejoindre des points de départ plus éloignés dans les collines, là où les routes devenaient des pistes. Morgan, Lise et quelques autres formèrent alors le gang des fondus, comme ils se nommèrent par dérision. Morgan y jouait le rôle de meneur, bien que toutes les relations restassent amicales. Lise, en constatant comment le groupe s'était soudé autour de Morgan, retrouva ce qu'elle avait lu dans le dossier de l'ASI. Après coup, elle se réjouissait en constatant à quel point cette thérapie déguisée avait bien fonctionné. En même temps, au cours de ces activités, Lise retrouva l'autre aspect très attachant de la personnalité de Morgan que décrivait son dossier : sa propension marquée à venir au secours des gens. Lise en eut l'illustration à de nombreuses reprises lors de leurs sorties dans la montagne. Incident mécanique ou chute, Morgan faisait merveille sur tous les mauvais coups.

Plus que tout, pour Lise, l'implication intense de Morgan dans ces activités portait surtout l'espoir que Morgan avait vaincu sa dépression. Et comme Lise n'en était pas tout à fait convaincue, elle réfléchissait souvent à trouver encore d'autres activités pour Morgan.

En même temps, une amitié naquit. La chaleur de Santa-Maria faisait de l'aube le moment le plus agréable pour faire du sport, et la lumière orangée du soleil levant dans la montagne était magique. Petit à petit, matin après matin, l'exploration des pistes et des chemins dans la montagne autour de Santa-Maria les rapprocha. Cette intimité particulière qui s'installe quand on pratique une activité sportive intense au milieu de la nature prit de plus en plus d'importance : le silence pendant l'effort, les petites phrases banales, les morceaux de fruit partagés pendant les pauses, et la synchronisation implicite. On a chaud quand l'autre a chaud, soif quand l'autre a soif. On est mouillé par la même averse, et au bout de l'effort, on a sur la peau la même poussière. Surtout, quand en cherchant à se dépasser, on se fixe des objectifs ambitieux et qu'on les atteint, on partage ensuite la même fierté très simple, mais très gratifiante, du fait de la certitude que ce n'était pas facile à faire.

En parallèle, Lise était en crise sentimentale. Il s'agissait d'une histoire un peu décousue qu'elle avait depuis quelques années avec un industriel local de son âge, un homme charmant, mais dont la présence commençait à lui peser. En fait, Lise en était arrivée à un stade où elle se demandait avec regret si ce couple-là n'était pas arrivé en bout de course. D'ailleurs, lorsqu'elle parvint à trouver le moment propice pour lui parler de cette impression lourde à porter qu'elle avait, à son grand soulagement, il ne s'accrocha pas du tout. Leur rupture fut consommée en quelques phrases polies.